Le 24 mars, anniversaire du coup d’État militaire du général Videla, a été déclaré jour de la Mémoire pour la Vérité et la Justice pour rendre hommage aux 30000 morts et disparus pendant la sanglante dictature militaire (1976 – 1983)
Ce jour-là des dizaines de milliers de personnes se mobilisent dans les rues pour dire « Nunca más » « Plus jamais ça »
Le 24 mars 2022 j’ai assisté par hasard à un spectacle de rue donné par plus de 100 danseurs qui m’a bouleversé. Je n’avais jamais vu un spectacle de rue aussi fort, d’une telle ampleur. On m’a dit que c’était le Colectivo del Fin de Un muNdO (FUNO). Au départ j’ai cru qu’il s’agissait d’une troupe de professionnels. En fait, pas du tout. C’est un ensemble de militants volontaires autogérés.
Sur Internet ils se présentent ainsi :
« Nous sommes un collectif artistico-politique, autogéré, pluriel et indépendant qui agit poétiquement dans l’espace public avec le but de questionner la réalité, parce que nous croyons qu’un autre monde est possible si nous le rendons possible. »
L’année suivante, en 2023, j’ai eu l’immense privilège d’assister à certaines de leurs répétitions et de pouvoir réaliser des Interviews de participants. J’ai pu découvrir toute la richesse et l’originalité de ce groupe. Je retire de cette expérience une admiration sans borne. Elle illustre parfaitement ce que je veux souligner dans ces chroniques : les extraordinaires qualités humaines des Argentins .
Je vous donne un premier aperçu des aspects les plus marquants de ce Collectif
Toutes les photos et vidéos proviennent des répétitions des 17 et 24 mars 2023.
UN LANGAGE POÉTICO-MILITANT
« La chercheuse Luciana Infantino définit le Colectivo comme « un mouvement d’artistes qui se consacre à l’intervention dans les espaces publics avec des actions scéniques à fort impact qui s’appuient sur de multiples langages artistiques (performance, théâtralité, danse, musique, audiovisuel et autres) ».
Sebastián, qui est impliqué depuis le début du collectif, explique :
« Dès le début, nous avons voulu former un collectif ayant pour vocation de réaliser des interventions urbaines fortement politiques, mais avec un langage différent, à partir de la poésie et toujours avec des corps en action, généralement dans des espaces publics. »
« Malgré le fait que j’avais une expérience politique importante, rencontrer un langage collectif qui puisse émouvoir les gens et les emmener à un autre point de vue a été une surprise. J’ai été le premier à me sentir interpellé. J’ai pris conscience de la puissance de ce langage poétique collectif qui provoque des émotions profondes, qui bouleverse. »
C’est ce langage qui attire chaque année de nouveaux participants, comme dans le cas de Marta Candela, une performer :
« C’est une amie qui m’a amenée au collectif il y a trois ans. Et c’est là que j’ai découvert la passion d’articuler le théâtre, parce que je suis actrice, et le militantisme dans les rues. J’ai découvert qu’il y avait quelque chose à dire collectivement. Le spectacle émeut au départ ceux qui en font partie, mais à partir de là, il émeut les spectateurs. Parfois, il n’y a pas besoin de tant de mots, une image est plus puissante qu’un discours. »
C’est aussi le cas de Pilar, une autre performer :
« Je marche le 24 mars depuis l’âge de 20 ans, lorsque ma tante trotskiste m’a emmenée pour la première fois à la marche. Dès lors, je l’ai toujours accompagnée. Quand, grâce à un ami, j’ai vu FUNO pour la première fois en 2016, j’ai trouvé ce que je cherchais. Une marche pour la défense de la vérité, de la mémoire et de la justice abordée d’un point de vue artistique et collectif. Et j’ai commencé à marcher avec eux tous les 24 mars ».
Pilar raconte son expérience des répétitions avant la Journée du souvenir :
« Comment on se sent pendant les répétitions ? On est très fatigué de danser, de sauter pendant 4 heures. Mais en même temps, danser collectivement, avec des gens qui partagent les mêmes idées, génère une joie immense. Tous ces dimanches, c’était comme finir heureux. Il y a eu des dimanches où j’étais active, mais quand la fatigue commençait à descendre dans mon corps, c’était terrible. »
Un an après le coup d’état, les Madres de la Plaza de Mayo commencèrent à défiler devant le palais présidentiel tous les jeudis pour réclamer justice et vérité, malgré la répression. Le foulard blanc est leur symbole.
« Pendant les répétitions, d’autres émotions sont également générées, comme la tristesse et la colère, par exemple lors de l’écoute de certains audios qui feront partie de la représentation, tel que le premier communiqué de la junte le jour du coup d’état. Des passages qui génèrent de la douleur, tout n’est pas joyeux. Il y a aussi la tristesse qui apporte la profondeur de la réflexion. Il y a donc des sentiments très mélangés. »
LA FÊTE FRUSTRÉE
Patricia explique comment la Marche pour la journée du souvenir a été préparée :
« Pour la Marche du 24 mars 2023, nous nous sommes réunis fin janvier pour commencer à réfléchir à ce que nous voulions dire et aux questions sur lesquelles nous voulions mettre l’accent cette année. Les questions structurelles telles que la répudiation de la dictature, l’exigence du retour des disparus vivants, la mémoire, la vérité et la justice sont des thèmes qui traversent tout ce que nous faisons. Mais il y a aussi les nouvelles luttes, le féminisme, les ressources naturelles, et d’autres questions d’actualité, que nous intégrons dans nos actions.
« Le thème d’ouverture de cette année était La Fête. Cette année marque le 40e anniversaire du rétablissement de la démocratie et nous devons le célébrer. Il y a une fête, mais nous voulons que ce soit notre fête. Nous ne voulons pas d’un monde dont nous ne ferions pas partie. Nous voulons montrer que c’est une fête qui est gâchée par toutes les questions en suspens que nous avons en tant que société, les questions qui ont interféré toute notre vie dans la possibilité de construire un monde meilleur. Et puis il y a toujours de nouveaux aspects qui apparaissent, comme le phénomène Milei,(un candidat à la Présidence de la République du style de Trump) les injustices qui continuent à se produire, les choses qui ne devraient pas se produire dans une démocratie, comme les disparitions qui continuent. Nous avons parlé de tout cela en dansant. »
La rencontre, la fête, le fait d’être ensemble, c’est quelque chose que nous montrons en parallèle à tout ce qui est autre, à ce qui essaie de diviser, de rendre invisible.
« Dogmatisme et résignation empêchent le fait artistique »
Liliana Bodoc
« On se nourrit également des textes de Liliana Bodoc, de Vicente Zito Lema, qui nous servent de base, qui nous inspirent en permanence et qui sont toujours présents dans ce que nous faisons. Nous avons leurs voix enregistrées et nous les utilisons avec d’autres textes, mélangées à la musique. Les chansons, qui représentent d’une certaine manière ce que nous voulons dire, et le son sont très importants dans notre performance, ils participent à la création d’images fortes. »
UNE EXCEPTIONNELLE CONTINUITÉ
Cela fait 11 ans que ce Collectif existe, une longévité remarquable pour une telle entreprise.
Sebastian et Caroline, militants de la première heure, nous racontent les circonstances du début de cette aventure particulière :
« En 2012, nous avions crée, avec un groupe de camarades, un centre culturel qui s’appelait » José Martí « . Nous étions en contact avec la troupe de théâtre « Tres gatos locos » (Trois chats fous) qui avait fait quelques interventions urbaines en Amérique latine, toujours le 12 octobre. En 2012, ils étaient à Buenos Aires et ils ont eu l’idée de faire une intervention urbaine à grande échelle, amplifiée par des textes de Liliana Bodoc. »
Ils ont lancé un appel ouvert et lors de la première réunion, nous étions 100 personnes qui ne se connaissaient pas, dont beaucoup venaient de la scène théâtrale. La proposition qui en est ressortie semblait impossible : réaliser un événement de rue, presque théâtral, dans le centre de Buenos Aires, sans aucune forme de soutien ou de financement. Nous disposions d’une camionnette et nous l’avons transformé en caravelle, symbole du débarquement de Christophe Colomb.
« Nous avons passé des mois et des mois à préparer cette intervention qui s’appelait « 10.52 Fin d’un monde», Pourquoi ce nom ? Parce que les Mayas avaient prédit qu’un grand changement, la fin d’un cycle, aurait lieu en 2012. Et pourquoi 10.52 ? parce que 52 est un chiffre symbolique des Mayas et que 520 ans, soit 10×52, se sont écoulés entre 1492, l’année du débarquement de Christophe Colomb, et 2012 ! »
Qu’est-ce qu’on célèbre le 12 octobre ?
Jusqu’en 2010, le 12 octobre était connu sous le nom de Jour de la Race. Il célébrait le débarquement de Christophe Colomb sur l’île de Bahamas le 12 octobre 1492.
En 2010, le gouvernement a changé sa signification et son nom : il s’appelle désormais la Journée du respect de la diversité culturelle, en hommage aux peuples originels des Amériques, victimes de l’arrivée des colonisateurs espagnols.
« Nous ne nous connaissions pas et n’avions aucune expérience commune, mais nous avions tous quelque chose à apporter, certains d’entre nous venant du théâtre et de la danse, d’autres ayant une très forte expérience professionnelle et d’autres encore ayant une grande pratique de l’organisation dans la rue. Peu à peu, nous avons pris conscience du pouvoir que nous avions tous ensemble. »
« Nous avons décidé de nous appeler « Collectif de la fin d’un monde ». Quel monde ? De ce monde de pauvreté, d’oppression, de violence et d’enfermement. »
« C’est ainsi qu’est née cette intervention, destinée à ne pas être répétée. »
« L’événement a été magnifique, nous sommes partis de Callao et Corrientes un vendredi soir, nous sommes allés de là à l’Obélisque, nous sommes montés jusqu’à la Plaza de Mayo, nous avons traversé les avenues les plus importantes de Buenos Aires, tout cela avec une camionnette transformée en caravelle, remplie de gens. Nous avons fait irruption avec une performance que personne n’attendait, nous étions plus de 100 personnes à participer et environ 200 personnes à nous accompagner. Les gens nous regardaient et ne comprenaient rien. Même la police ne comprenait pas. Ils nous demandaient : « Êtes-vous d’un parti politique ? Où sont les drapeaux ? ». Au début, ils voulaient nous poursuivre, puis ils se sont retirés. »
« Cette grande intervention a été magique. Après cela, nous étions tous tellement enthousiastes que nous avons décidé de former un collectif.
Pendant ces 11 années, nous nous sommes enrichis, nous avons évolué, nous avons essayé des choses. Le Collectif a toujours muté, a grandi et s’est élargi, avec beaucoup de nouvelles personnes. Aujourd’hui, nous sommes très peu nombreux à avoir participé à cette première intervention, et beaucoup d’entre nous ne la connaissent même plus. Ce que nous trouvons formidable, car notre idée est que le Collectif ne s’accroche pas au passé, mais qu’il maintienne sa propre vie. »
S’adapter aux évolutions, tout en respectant les principes d’origine : c’est l’un des secrets de la longévité de ce collectif.
Dans le prochain blog à venir, j’aborderai les autres aspects remarquables de FUNO
Bref portrait des militants généreux, créatifs, enthousiastes, authentiques, désintéressés (Première partie)
Patricia (Pato)
J’ai rejoint le Collectif presque dès le début. Je suis enseignante, je travaille dans un lycée et à l’Alliance française en tant que professeur de français.
J’ai trouvé ici un lieu de soutien, de nombreux amis, la possibilité de m’insérer dans un espace qui me représente, un lieu où je peux exprimer mes opinions sans être dans un parti politique. C’est une façon de faire de la politique à travers l’art. Dans ce collectif, j’ai trouvé un lieu d’appartenance.
Je crois que quand on a quelque chose à dire, tous les espaces sont une forme de militantisme. Le simple fait de dire aux enfants « travaillons en groupe et faisons quelque chose de coopératif, de collectif » pour leur apprendre à établir d’autres types de relations, est pour moi un acte de micro-militantisme. Je ne peux pas concevoir d’autre façon de faire les choses que collectivement. J’essaie de rendre cela présent dans tous les aspects de ma vie.
C’est ma forme de militantisme.
Je suis enseignante et actrice. Je travaille comme professeur d’art dramatique dans deux écoles secondaires. En tant qu’actrice, nous faisons revivre une pièce intitulée « Inocente colectivo » (Innocent collectif) qui traite de la violence institutionnelle par le biais de l’humour noir. Avec les recettes, nous espérons pouvoir continuer à aller dans les quartiers et dans différents endroits, où nous ne faisons pas payer les billets, pour amener le théâtre là où il n’arrive pas.
Je fais partie de ce collectif depuis le début, en 2012. Je suis venu plus du côté du militantisme social que du côté artistique.
Dans le collectif je m’occupe de la logistique et du son.
J’ai commencé l’université il y a plusieurs années, mais j’ai dû abandonner parce que j’ai dû gagner ma vie depuis que je suis très jeune. Je suis actuellement employé dans un bureau où je travaille dans les systèmes. La vie quotidienne n’est pas très agréable, c’est pourquoi ces espaces de militantisme sont très importants.
Pour moi, le Collectif est une expérience vitale.
Je fais partie du Collectif depuis le début et je participe au groupe de l’identité. Je suis une psychologue orientée vers la communauté. Je travaille depuis 8 ans dans la municipalité de La Matanza, comme psychologue et aussi dans l’organisation d’actions artistiques avec les voisins.
Depuis quelques mois, je coordonne le réseau de santé mentale de La Matanza, en essayant d’élargir les propositions par le biais d’un réseau d’art et de santé. Avant de travailler à La Matanza, j’étudiais l’art et la transformation sociale. Je me consacre également à la musique, j’enregistre mon premier album solo. L’une des chansons que j’ai composées s’appelle « En circulos » et nous l’avons utilisée pour la première action. Je fais partie d’un projet appelé « Mujertrova » (Femmes Trova) composé de troubadours féminins « cantaautoras » (chanteuses autricas) de chansons sociales.
Je viens de l’enseignement, mais je travaille maintenant dans un musée de l’histoire de l’éducation. J’ai rejoint le musée en 2019. Je n’ai pas de formation artistique, mais j’ai été attirée par la proposition, l’organisation collective, les thèmes concrets et les objectifs de se produire dans la rue.
Puis j’ai rejoint, par affinité, le cercle Communication . Je reçois des mails de gens qui nous ont vus et qui me disent « l’année prochaine, je veux être là ». Pour le nouveau monde que nous voulons, cette transmission est importante. J’en ai encore la chair de poule
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