Théâtre communautaire de Barracas





J’ai connu le théâtre de Barracas grâce à un article du journal El País intitulé « Théâtre communautaire et inclusif à Buenos Aires, la ville la plus théâtrale d’Amérique du Sud » (15/12/2022).

Il s’agit de la pièce « El casamiento de Anita y Mirko », qui est jouée depuis plus de 20 ans sur scène et où tous les acteurs et actrices sont des voisins du quartier.

Avec Anita et Mirko, 25 mars 2023

J’ai pris contact avec eux, ils m’ont répondu « dale » (OK) et j’ai pu participer à la préparation et à la réalisation de la fête de mariage. J’ai passé des moments délicieux qui resteront gravés dans ma mémoire. Il est vrai qu’à aucun moment je n’ai eu l’impression d’assister à une pièce de théâtre : j’étais à une rencontre de voisins, à une fête de mariage. C’est ça la magie.

Corina Busquiazo et Ricardo Talento font partie du groupe fondateur du «Circuito Cultural Barracas» , qui a donné naissance, entre autres, à la pièce « El casamiento de Anita y Mirko » (Le mariage d’Anita et Mirko).

Le théâtre communautaire ne compte pas avec une formation académique, des bourses ou des diplômes. Il s’apprend au fur et à mesure, en perfectionnant les lignes et les postures dans la danse. Les rires sont réels. Les larmes, certainement aussi. La politique et le politique coexistent sur scène. Les rites, le rituel de chaque représentation, les regards, les complicités, la vie en société.

Corina me raconte :

« Quand a pris fin la dictature militaire (Argentine, 1983), notre idée était de former un groupe de théâtre de rue. Nous avons créé un groupe de théâtre avec des diplômés de l’institut d’Avellaneda, appelé «Las Calandracas». Nous avons présenté notre premier spectacle il y a 35 ans et nous jouions au parc Lezama. »

Comment est née l’idée de la pièce-mariage ?

« La naissance du théâtre de Barracas a un moment clé dans le contexte socio-économique argentin : l’année 2001. »

Ricardo

*En décembre 2001, une crise économique, politique, sociale et institutionnelle, qui avait commencé des mois auparavant, a atteint son point critique. Cela s’est manifesté de manière sévère avec l’imposition de restrictions à l’accès à l’argent, connues sous le nom de « corralito », et l’état de siège décrété par le président de l’époque, Fernando de la Rúa.

« Lors des premières convocations, les voisins et voisines arrivaient avec beaucoup d’inquiétude dans le regard. Beaucoup étaient au chômage ou, dans le meilleur des cas, l’argent ne suffisait pour boucler les fins de mois. La convocation était basée sur le besoin d’avoir de bonnes nouvelles, de comment se rencontrer en tant que personnes et en tant que communauté. C’est ainsi qu’a commencé à se développer l’idée de la pièce « Que se passe-t-il si nous sommes les protagonistes d’une fête ? ». La fête non pas comme une manifestation hystérique, mais comme une rencontre, une célébration communautaire, un endroit d’intégration. Une rencontre où sont présents tous les âges et toutes les personnes qui veulent venir, qu’il y ait un place pour toutes et pour tous, que tout le monde puisse participer, rire, se maquiller, que nous soyons tous une famille. Et quelle est la seule circonstance dans laquelle nous pouvons réunir toutes les générations, nous amuser, manger et danser ensemble ? Une fête de mariage, naturellement ! Et à l’ancienne, car aujourd’hui tout est programmé, un ennui mortel. Voilà le grand succès de cette pièce, qui n’a pas une profondeur dramatique, mais transmet un message très fort. Et il y a autre chose ici, tu remarqueras qu’il n’y a rien de noir dans ce théâtre, il n’y a pas de toile noire, ce qui est contraire au théâtre où tout est des boîtes noires. Le noir est quelque chose d’euro-centrique , en Amérique latine tu vois les drapeaux des peuples indigènes et il n’y a pas de noir. Pourquoi devons-nous utiliser le noir comme quelque chose de neutre ? »

Ricardo

Comment en êtes-vous arrivés à Mirko se mariant avec Anita ?

Corina :

« Nous avions l’idée de deux familles très opposées, c’est-à-dire, une famille très sociable, extravertie, joyeuse, et l’autre tout le contraire. Cela provoquait de l’humour. L’idée qu’ils soient italiens est venue naturellement, car ici il y a beaucoup de familles de cette origine. D’autre part, nous avions un compagnon qui a commencé à interpréter le personnage de Mirko, un garçon avec un composante entre l’autisme et la schizophrénie. Il a été le premier Mirko, et nous avons dit : « Che, il a l’air russe autisme et schizophrénie. Il a été le premier Mirko et nous avons dit : « Che, on dirait un ‘ruso’ (désignation en Argentine de toute personne dont la famille est juive et originaire d’Europe de l’Est)». Il a fait un processus divin ici pendant de nombreuses années, mais il a dû arrêter. Ceux qui ont repris son personnage l’ont imité. L’idée est de jouer avec la différence et aussi un peu avec la «grieta». C’est pourquoi c’était intéressant qu’ils se marient et que les familles parviennent à se comprendre malgré les différences. »

*La « grieta » est un concept utilisé en Argentine pour marquer l’opposition frontale entre les kirchnéristes et les anti-kirchnéristes qui divise la société, même au sein des familles. Cependant, il est également utilisé pour expliquer la division binaire entre, par exemple, les fans de Boca et de River, les amateurs de rock et de cumbia. Ce n’est pas un hasard s’ils sont nombreux à penser que ce penchantà la division constante et au conflit interminable est une caractéristique inhérente à l’identité nationale.

Les russes chantent leur « Hymne »

Le spectacle raconte le déroulement du mariage, accompagné de différents personnages et épisodes pittoresques tels que l’irruption d’un inspecteur qui accuse les Russes d’entrer illégalement dans le pays…

Irruption inattendue d’une ancienne fiancée de Mirko

À partir de mon expérience du mariage, je conserve de nombreux souvenirs, anecdotes, images et sentiments. Mais pour cette chronique, je veux souligner les deux aspects qui m’ont le plus marqué : l’importance de l’inclusion, présente tout au long de la pièce, et le grand pouvoir transformateur de la pièce, aussi bien du point de vue individuel que collectif.

Une œuvre inclusive : témoignages

« Toutes les générations réinventent la poudre, ici toutes les générations peuvent expérimenter ensemble. »

Ricardo Talento
Les mariachis

Graciela Cattaneo :

« Je suis professeure d’art plastiques et d’anglais, et je suis la mère de Nazarena qui est handicapée moteur. J’adore venir ici tous les samedis, je ne manque jamais. J’ai rejoint le Circuit il y a 22 ans. Le plus important pour moi, c’est qu’ils aient accepté ma fille, elle fait partie du spectacle. Ricardo a toujours cherché un rôle pour elle, que ce soit dans la « murga » (troupe musicale et de danse) ou le mariage. »

Marcos Chacón :

« Je suis tombé amoureux du Circuit ; ici on intègre tout le monde, à ce niveau-là c’est magnifique. Il y a un fille qui est en situation de handicap, elle s’appelle Lucia, elle parle et elle est en fauteuil roulant. Quand nous faisions les répétitions et qu’il était temps de danser, vous ne savez pas comment ses petits yeux brillaient, car prostrée, elle trouvait un endroit où elle pouvait s’exprimer. »

Marta Peluso :

« Je suis heureuse. Il y a quelque chose d’important dans le Circuit que d’autres endroits n’ont pas : ici tout le monde peut jouer. Tout le monde peut chanter. Tout le monde peut tout faire. Donc il n’y a pas le préjugé de la télévision où tu dois être blonde aux yeux bleus, mince… ici tu peux être grosse comme moi et jouer. On peut même jouer en famille, je suis venue pendant un temps avec mes trois enfants qui jouaient et chantaient. »

Trois « belles-sœurs » apparaissent, propriétaires de « La Taffié de tu barrio », salon de fête du mariage :

Un épisode scandaleux :

Un pouvoir transformateur

Corina me raconte :

« Le théâtre communautaire est un phénomène de rencontre. Il y a entre 70 et 80 voisins sur scène, mais au total 200 qui se relaient, tous les personnages sont joués par plusieurs personnes. Tous les voisins qui veulent participer s’intègrent à l’atelier d’intégration. C’est un fait très transformateur. Il y a des personnes dont leur vie a vraiment changé, pas dans un sens thérapeutique, mais parce qu’elles ont trouvé un lieu de participation qui leur ouvre de nouvelles perspectives. Le fait d’être applaudi, de jouer d’un instrument, de pouvoir jouer un rôle, tout cela les rends plus forts et profite à leur vie quotidienne. Des personnes âgées, qui se disent : bon, j’ai déjà tout fait, j’ai travaillé, j’ai pris ma retraite, ma vie est faite et tout à coup ils découvrent ici qu’ils ont encore des tas de choses à offrir. »

Marcos :

« Avant, j’étais analyste de systèmes informatiques, j’étais très sérieux. Un jour, pendant les répétitions, je suis venu comme d’habitude, très raide, et on m’a fait jouer le rôle d’un vieil homme dans un hôpital qui déclarait son amour à une vieille dame. Et je devais chanter : ‘Bésame, bésame mucho, comme si c’était la dernière fois’ (célèbre boléro sud-américain). Jamais, au grand jamais, je n’aurais pensé que je pouvais le faire, et encore moins devant des gens. Le théâtre a coïncidé avec ma retraite et ce fut pour moi comme une bouffée d’air frais. »

Marcela Lucindo :

« Ici, je joue le rôle d’une Russe, de la famille de Mirko. C’est ma thérapie, j’adore ça, tu es là et tu ne penses à rien d’autre. J’adore aussi le regarder depuis le public, ce que l’on ressent, ça émeut. Quand on chante la dernière chanson, les gens pleurent, ils sont vraiment émus, c’est vraiment beau. »

Les spectateurs sortent bouleversés. Les gens entrent comme public et deviennent des parents des mariés ; ils mangent et même dansent ensemble :

Dans un mariage, on danse

« On danse sans savoir danser, c’est pourquoi nous utilisons une musique qui n’est pas actuelle, une musique d’il y a 30 ans. »

Ricardo Talento

Consuelo Vazquez “Chela” :

« Je n’avais jamais fait de théâtre. Commencer à 60 ans, je ne l’aurais jamais imaginé. Le Circuit est un monde, un lieu unique, différent de tous les autres. L’émotion de la chanson finale, avec les gens debout applaudissant à tout rompre. Les gens qui te voient danser et qui, voyant que tu es une personne âgée, te félicitent, ils sont abasourdis. Je crois, sans craindre de me tromper, qu’il n’existe rien de comparable à cela. Nous sommes une grande famille avec nos différences, mais une famille tout de même. Le Circuito Cultural Barracas m’a changé la vie ! »

Graciela Cattaneo :

« J’ai eu l’opportunité de jouer au Luna Park, ce qui est quelque chose de merveilleux, et pourtant, je ne sais pas si je l’échangerais, car là-bas, le public, quand le spectacle est terminé, s’en va chacun de son côté. Et ici, en revanche, on parle avec le public, et c’est impayable d’écouter ce qu’ils disent. Les gens s’impliquent énormément dans ce que nous faisons, ils disent : ‘Je suis venu avec une certaine humeur et je repars avec une autre’, car vraiment, le mariage amuse et rend heureux. »

Certains spectateurs profitent même de la présence du « curé » pour se « marier » !

De l’individualisme à la coopération

Même les relations communautaires changent, me raconte Ricardo :

« Que la communauté, même petite, produise de la fiction, c’est aussi un fait. Pour moi, la fiction n’est jamais innocente ; quand on raconte quelque chose, c’est dans l’intérêt d’organiser quelque chose pour l’avenir, en pensant à l’appliquer ensuite à la vie en société. Ici, en fin de compte, on pourrait dire que nous expérimentons une autre forme de relation au niveau communautaire. Nous ne sommes pas en compétition ; nous travaillons collaborativement, ce qui est le contraire de ce qui se passe dans la société, où nous travaillons pour rivaliser. Il y a des ingénieurs, des enseignants, des maîtres, des chauffeurs de taxi, des coiffeurs. Un phénomène intéressant est que l’entraide se manifeste aussi avant et après la représentation. Les liens sociaux permettent qu’un électricien acteur puisse réparer des problèmes électriques dans les maisons de ses camarades, ou qu’un biologiste puisse offrir un soutien scolaire aux enfants et adolescents qui sont au lycée. »

Ricardo Talento

Corina ajoute :

« Il y a comme une trame, un réseau sous-jacent qui nous lie et rend possibles des processus très précieux. Chela a terminé le lycée pendant la pandémie. Un camarade était professeur, et pendant la pandémie, il lui a dit : ‘Chela, pourquoi ne pas en profiter et finir le lycée ?’ Et un autre camarade qui travaillait sur ces projets d’éducation virtuelle lui a dit de s’inscrire, et c’est ainsi que Chela a terminé le lycée. » Chela raconte : « J’ai eu le grand soutien de mes camarades. Quand je faiblissais un peu, ils me disaient : ‘Chela, tu peux le faire’. C’est un camarade, professeur où j’étudiais, qui m’a remis le diplôme. Un samedi, après m’être démaquillée, je les ai vus tous ensemble, me félicitant, m’embrassant. Cette émotion ne se vit qu’au Circuit. »

La même philosophie que le collectif Fin De Un Mundo (FUNO)

Comment le public réagit-il aujourd’hui dans ce contexte de crise ?

« Le public a toujours cette envie de venir participer à une rencontre, il y a un désir de rencontre, de faire baisser un peu les niveaux de paranoïa et d’arrêter de se demander : « Celui-ci, pour qui a-t-il voté, et celui-là, de quel quartier est-il ? » Ici, quand tu arrives, tu es un membre de la famille, ou un ami des mariés. Nous sommes tous ensemble, tu comprends ? Peu importe pour qui tu as voté, peu importe ce que tu penses. Beaucoup de gens sont très émus par la chanson finale. Ce sont 60 personnes chantant ensemble, adultes et enfants… c’est émouvant. Le pouvoir du chant »

Corina
La chanson finale

“Todo vale en esta fiesta
los solteros se casaron,

los casados se cambiaron de pareja
todo vale en esta fiesta”

“todo vale en esta fiesta
los invitados público en ella
y los actores son de acá a la vuelta
todos vecinos, no se sorprenda”

« Tout est permis dans cette fête
les célibataires se sont mariés,
les mariés ont changé de partenaire
tout est permis dans cette fête »

« tout est permis dans cette fête
les invités sont le public
et les acteurs sont des gens du coin
tous des voisins, ne soyez pas surpris. »

Un regard de l’extérieur

En 2023, un groupe de Français a passé 10 jours au théâtre de Barracas, organisé par « Le caracol migrante » (« L’escargot migrateur »).

Juliette

Juliette :

« Je vis dans le sud de la France, près de Lourdes, dans un village de 200 habitants. Je fais partie d’une compagnie de cirque et je suis trapéziste. Nous avons passé 10 jours au Circuito de Barracas. J’ai beaucoup de choses à dire. Maintenant, j’ai de nouvelles lunettes pour voir les choses différemment, donc beaucoup de choses vont changer. Je veux mettre l’accent sur l’idée de rassembler différentes générations, c’est quelque chose sur lequel je veux me concentrer. Je repars avec le cœur qui va exploser, parce qu’ici, on me l’a rempli. Il y a beaucoup d’énergie et de tendresse, et avec ça, on peut faire beaucoup de choses. Ce fut un cadeau de pouvoir être ici. »

Et je ressens quelque chose de similaire : un cadeau.
Juliette mentionne la tendresse et l’énergie. J’ajouterais ce que j’ai déjà observé dans d’autres chroniques : la générosité, le sens collectif (dans ce monde individualiste), la solidarité… et un désir inextinguible de faire la fête.
Inoubliable.

Longue vie à Anita et Mirko !

Le gâteau de mariage

Les voisins


Commentaires

4 réponses à “Théâtre communautaire de Barracas”

  1. Avatar de 0677004730

    Fantástico!

  2. muy buen reportage, felicitaciones a felipe, como asi tambien a la troupe……

  3. Avatar de +33 6 07 88 46 16
    +33 6 07 88 46 16

    Quel boulot! Quel investissement! Tu as du mérite Philippe. Il faut continuer

    1. Merci beaucoup Najat! Je continue!!

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